Pourquoi les islamistes turcs ne vaincront pas Daesh
Les islamistes turcs ne vaincront pas Daesh, affirme le chroniqueur Abdullah Bozkurt. C'est par une série d'arguments portant en particulier sur le gouvernement turc et son attitude envers les groupes radicaux que se base Bozkurt pour étayer ses propos.
Le discours fourbe des dirigeants islamistes turcs n'est rien d'autre qu'une hypocrisie imposée à une nation tolérante et diversifiée, mise à risque par le fanatisme idéologique des dirigeants actuels. Les élites islamistes dirigeantes ont pris le contrôle des médias en Turquie, continuent d'attiser avec impunité un discours xénophobe en permettant aux radicaux de susciter l'agitation publique sur des questions sensibles. Des commentaires choquants justifiant les actions du groupe assassin qui a tué des Parisiens innocents ont été proférés par des journalistes pro-gouvernementaux. Ces propagandistes reflètent la véritable pensée des dirigeants turcs et la suivent en écrivant des articles de haine.
Tout le monde sait que les grandes figures gouvernementales et les conseillers influents au sein du cercle d'Erdogan sont connues pour leur attitude de compassion envers l'idéologie islamiste radicale. Ces personnes ont constitué un obstacle en contrecarrant les enquêtes policières et judiciaires contre des groupes radicaux comme al-Qaïda et Daesh. L'ambivalente réponse policière et l'absence d'intervention dont fait preuve la justice quand il s'agit de réprimer des groupes extrémistes islamistes sont les conséquences de cette politique gouvernementale qui n'a jamais été officiellement déclarée.
Maintenir l'emprise sur le pouvoir
Les islamistes politiques ont intensifié leurs attaques contre les islamistes modérés qui sont peut-être le mieux représentés par le Hizmet (mouvement d'inspiration religieuse initié par l'intellectuel musulman Fethullah Gülen). Au lieu de valoriser les activistes communautaires et les groupes civiques qui aident à la formation du débat contre l'extrémisme en Turquie sur un plan philosophique, éthique, morale et religieux, Erdogan et ses camarades mènent une campagne vindicative et diffamatoire contre les membres du Hizmet et d'autres groupes de musulmans modérés afin de renforcer les factions des islamistes politiques et de maintenir leur emprise sur le pouvoir.
Des milliers de colporteurs, de fanatiques et de voyous ont été employés par l'AKP en Turquie et à l'étranger afin de discréditer et diffamer Gülen et d'autres voix modérées sur les réseaux sociaux et dans les médias. Les activités de Gülen ont été tournées en ridicule pendant des décennies, calomniées et associées à de l'infidélité tandis que l'opposition ferme de Gülen à la violence et au terrorisme est montrée comme du pacifisme dans les médias pro-gouvernementaux.
Le pouvoir de la Direction des Affaires religieuses turque
L'actuel gouvernement de l'AKP au pouvoir depuis 13 ans en Turquie a semé ce qui paraît être de petites initiatives au départ mais qui se sont transformées ensuite en actions politiques majeures répondant aux besoins de l'électorat islamiste politique. Les politiques éducatives et sociales que le gouvernement a habilement conçues ont élargi sa base de soutiens et aidé à encourager de jeunes islamistes politiques avec des idées extrémistes, aux dépens du discours religieux modéré et dominant.
La Direction des Affaires religieuses, agence gouvernementale turque, qui contrôle environ 80 000 mosquées et près de 150 000 imams et membres du personnel, est devenue la porte-parole des élites politiques islamistes. Les diplômes et qualifications des imams sont évalués en fonction de leur proximité avec le gouvernement de l'AKP et de leur adhésion aux idéologies politiques islamistes. Les imams dispatchés à l'étranger par la Direction des Affaires religieuses pour conduire les prières, en particulier dans les pays européens où vivent les minorités turques, sont soigneusement protégés par l'autorité politique pour assurer la diffusion de ses idées.
Pas de stratégie de lutte contre la radicalisation développée en Turquie
Contrairement aux remarques visant simplement à apaiser les inquiétudes dans les capitales européennes et au sein de l'opposition, les dirigeants islamistes turcs n'ont pas jugé bon de perturber les réseaux extrémistes en Turquie. Aucune stratégie exhaustive n'a été développée pour lutter contre la radicalisation et le recrutement, seulement une stratégie de fragments. Le gouvernement a été exhorté à l'action seulement après des attentats commis sur le sol turc et à l'étranger, à cause de la pression de l'opinion publique ou des alliés et partenaires de la Turquie. Daesh et d'autres groupes extrémistes se sont rendus dans trois provinces clés, Gaziantep, Adiyaman et Sanliurfa, et y ont prêché des visions radicales avec impunité et sans être limités par les autorités policières.
Il n'y a pas une seule affaire, administrative ou judiciaire actuelle, qui indique que le gouvernement a effectivement agi pour interrompre le financement des sources des groupes extrémistes comme Daesh. Le trafic de pétrole et de provisions à Daesh est principalement effectué via la Turquie, où le groupe dirige des pôles logistiques et des centres d'approvisionnement de produits de tous types allant de produits médicinaux à des denrées alimentaires. Sur la pression des Etats-Unis, le Parlement turc a enfin adopté une loi en 2013 qui a investi la branche exécutive de la responsabilité de geler les biens des terroristes ou des groupes de terroristes pour lutter contre le blanchiment d'argent et le financement du terrorisme. Mais ces pouvoirs n'ont jamais été utilisés.
Des groupes qui n'ont rien à voir avec l'extrémisme et le terrorisme
Sur le front judiciaire, le gouvernement turc a illégalement appliqué l'article 133 du Code pénal turc qui a permis à la justice d'ordonner la saisie du groupe de médias Koza Ipek et Kaynak Holding, propriétaire de la plus grande maison d'édition turque. Les deux sociétés appartiennent à des hommes d'affaires considérés comme proches de Gülen. Le gouvernement islamiste s'en prend à des groupes qui n'ont rien à voir avec l'extrémisme et le terrorisme mais qui se trouvent être l'ultime panacée de l'idéologie radicale.
Les outils disponibles au sein du système pénal ont été utilisés pour interrompre le financement de l'opposition politique et civique, alors que rien n'a été fait contre les groupes radicaux. Comme si cela ne suffisait pas, les groupes radicaux et les médias continuent de recevoir des financements du gouvernement. Les entreprises publiques ou contrôlées par le gouvernement, dont les banques et les géants des télécommunications, payent d'énormes sommes d'argent pour avoir leur publicité dans des quotidiens radicaux comme Yeni Akit.
Des enquêtes avortées
Le système pénal reste timide quand il s'agit de poursuivre des groupes extrémistes et des organisations terroristes orientées religieusement parce qu'il craint de s'attirer les foudres des autorités politiques qui entretiennent des points de vue favorables de ces groupes. De nombreux juges et procureurs ont non seulement perdu leur poste ces dernières années mais ont aussi été emprisonnés pour avoir enquêté sur des groupes extrémistes dont al-Qaïda et Daesh. Quand les enquêtes ont conduit à établir un lien politique avec des membres du gouvernement, elles ont été étouffées et ont avorté.
Les dernières affaires ne produiront aucun résultat substantiel et les vrais cerveaux de l'attaque-suicide qui a fait plus de 100 morts dans trois incidents différents ces derniers mois resteront inconnus. Le gouvernement turc et Erdogan ne joignent pas l'acte à la parole lorsqu'il s'agit de combattre le radicalisme et l'extrémisme. Ils ne mettent en place aucun plan sincère pour combattre Daesh et d'autres groupes fanatiques. Dans le cadre des efforts de coalition, l'armée turque pourrait bombarder des cibles de Daesh en Syrie et en Irak et fermer la frontière étanche, mais le pays est largement exposé aux cellules de Daesh qui ont grandi sur le territoire et qui errent librement sous l'autorité des dirigeants islamistes. Il est simplement déplorable que la Turquie se retrouve dans cette situation, où le fondamentalisme pose une réelle menace à la sécurité nationale.
Abdullah Bozkurt -- Zaman France
P.S.
Abdullah Bozkurt est le chef du bureau du journal Zaman à Ankara. Zaman est le groupe médiatique de Fethullah Gülen. (--ed)